Le métier de gestion (3) : le projet (02/02/2015)
Nous avons vu dans un article précédent comment les attachés peuvent se trouver en concurrence avec les ingénieurs sur des postes de gestion, voire même écartés de toute concurrence. Si nous nous obstinons à revaloriser le métier de gestionnaire, il nous faut aussi revenir sur une distinction familière entre gestion et projet. Les attachés sont-ils destinés à être chefs de projets ? Affirmer le contraire serait poser que les gestionnaires gèrent au sens où ils administrent les affaires courantes et qu’ils ne peuvent accéder à ce qui sort de l’ordinaire, prépare l’avenir ou crée un événement. Les chefs de projets seraient nécessairement des contractuels, qui disparaîtraient de l’administration parisienne une fois leur tâche accomplie
Nous savons tous que les choses ne sont pas si simples mais s’il faut faire cette distinction, il faudrait aussi se demander ce qu’est un projet.
Nous vous renvoyons pour y réfléchir à un ouvrage de sociologie très important, même s’il a fait moins de bruit en son temps que le fameux économiste Piketty. Dans Le Nouvel Esprit du Capitalisme
(http://www.decitre.fr/livres/le-nouvel-esprit-du-capitali... )
Luc Boltanski et Eve Chiappello se livrent à une analyse des livres de management de deux époques distinctes : les années soixante et les années quatre-vingt. Dans cet intervalle, ce n’est pas que le langage qui a changé, c’est tout un esprit. A l’époque de nos parents ou grands-parents, le cadre, puisque ces livres lui sont destinés, se voit assigner une place dans une organisation stable, hiérarchisée, où il a un travail à faire, ce travail pouvant être, comme pour tout bon cadre de travailler à faire travailler les autres. Dans les années quatre-vingt, le discours dominant devient celui de l’implication individuelle, on ne peut être cadre qu’en mettant toute sa personne en jeu dans des accomplissements professionnels. C’est là que l’on voit s’imposer la notion de projet.
Sur cette base factuelle (les textes de l’étude sont traités informatiquement), les auteurs argumentent: le capitalisme –l’économie si l’on préfère- répond à l’affirmation de l’individu surgie en 1968 (la « critique artiste » selon les auteurs) en élaborant une nouvelle vision du travail, reposant sur l’énergie des individus, leur engagement, leur créativité. C’est ce que les auteurs appellent la « cité par projets». On ne travaille plus pour collaborer à un objectif commun qui parfois nous dépasse mais on est acteur de son propre travail désormais appelé projet et investi personnellement.
Nous ne discuterons pas ici de tous les aspects de ce livre très dense mais nous pouvons tenter -de préférence après l’avoir lu ! – d’appliquer ce cadre de compréhension à notre environnement. Ne voit-on pas que tout ou presque est projet, que chaque prise de poste doit s’assortir d’un projet, que nous répondons à des injonctions à se projeter vers un état futur de l’administration ? Cela n’est pas que négatif : le monde des musées, par exemple, en entrant dans des logiques d’expositions temporaires, s’est largement dépoussiéré. Mais cette injonction permanente fragilise aussi les cadres qui doivent de plus en plus y répondre.
Et comme le mouvement ne peut être perpétuel, il existe un fétichisme du projet, une propension à tout nommer ainsi. Parfois, sinon toujours, le changement est une routine.
Qui sommes-nous dans tout cela ? Des gestionnaires, toujours. Après tout, qui dit projet dit gestion de projet. Puisqu’il est la substance même de l’organisation du travail, essayer de définir un mode de gestion qui s’en isolerait reviendrait à vouloir travailler dans une préfecture des années cinquante.
La notion tend certes à démonétiser à mesure qu’elle se répand mais faire avancer un projet requiert les aptitudes que l’on nous demande : organisation, anticipation, mobilisation des équipes, etc.
Nous sommes donc bons à mener des projets et la réflexion sociologique que nous venons d’évoquer ne peut que nous aider à en comprendre les enjeux.
Syndicalement, cela permet aussi de mieux protéger ceux qui peuvent être pris dans la machine infernale d’un projet qui n’avance pas et dont on leur impute en plein les difficultés : qui a voulu ce projet ? Pour quelles fins ? Quel gain pour la collectivité ? Qu’est-ce, au fond, que ce projet ?
Notre statut ne prévoit-il pas que nous participons à la conception des politiques publiques ? Dans ce cas, il n’est pas mauvais de savoir réfléchir un peu à ce que l’on fait.
Une façon, encore une fois, d’être fiers de notre métier.
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