Savoir ou pouvoir ? (02/03/2015)
Pourquoi travaillons-nous ? Pour subsister sans doute mais aussi pour trouver un accomplissement personnel et social. Hannah Arendt (Condition de l’homme moderne, 1958), distingue le laborans du faber.
Une fois notre couvert assuré (avec ou sans l’ASPP), nous observons deux types de comportement : ceux qui avancent dans leur carrière pour se donner plus de moyens d’agir et ceux qui vont vers de nouveaux postes pour découvrir de nouvelles choses.
C’est assez schématique mais libre à chacun de s’interroger sur l’équilibre de ces motivations. Cela se résume à deux mots : savoir et pouvoir. On peut, presque par réflexe, y voir une allusion à Michel Foucault et aux dispositifs de savoir-pouvoir qui, entre autres, font de lui l’auteur le plus cité au monde en sciences humaines. Cela peut se résumer simplement : le pouvoir ne s’exerce qu’au nom du savoir qu’il contribue à construire. Il y a donc interaction des deux, légitimation réciproque et on ne peut se ranger strictement d’un côté ou de l’autre. Dans nos modestes carrières, on ne peut prétendre être utile en sachant des choses que l’on ne met pas en œuvre (il n’y a pas de pur expert, qui n’influe pas sur la décision) mais on ne peut prétendre diriger sans rien savoir. Sont ainsi réunies, condamnées à vivre ensemble, deux pulsions décrites par Freud : la pulsion de contrôle (l’enfant qui veut que tout lui obéisse) d’une part et d’autre part ce que l’on nous pardonnera d’appeler ici l’épistémophilie, qui n’est pas une maladie génétique mais la pulsion, débordante à certains âges, de tout apprendre.
A chacun, encore une fois, de se situer. On peut évidemment conduire sa carrière en se positionnant comme expert, cela ne fait de mal personne ou presque. On peut aussi rechercher les positions opérantes en ne cherchant pas à accroître ses connaissances : cela se rencontre également mais nous semble beaucoup plus répandu et au fond beaucoup plus nocif. Combien de nominations à des postes de responsabilité ne tiennent pas compte aujourd’hui des savoirs, des métiers (et dans les métiers nous incluons celui de gestion) ? Combien de dirigeants aujourd’hui se forment à quelque chose, reconnaissent ne pas savoir ? Avez-vous vu un jour un cadre dirigeant à vos côtés dans une formation ? Tout se passe comme si la nomination était une onction, donnant la faculté de savoir en même temps que la légitimité à diriger. Un dirigeant n’apprend plus, au mieux il se renseigne.
Dans la vie de tous les jours, cela a bien des conséquences :
· Difficulté à installer une communauté de travail, qui doit être aussi une communauté de savoirs
· Dérive des critères d’appréciation : la maîtrise en termes de pouvoir n’est pas la maîtrise d’un savoir/pouvoir
· Perte de sens du travail, dès lors que chacun est là pour accroître son pouvoir l’objet même du travail s’efface
Enfin, et comme une conséquence ironique, cette poursuite du meilleur poste, ce désir de contrôler un peu plus produit des personnalités de plus en plus plates, réduites aux deux dimensions qui les font exister dans un organigramme, comme des figures dans un tombeau égyptien.
Pour ne pas laisser –surtout pas ! – une note amère, essayons d’élargir le champ, grâce aux sciences sociales justement. SARDAS (2001), rappelant les deux pulsions de savoir et de pouvoir, plaide pour la reconnaissance d’une troisième, celle-là même que Freud définit comme essentielle : la pulsion de plaisir. Car en effet, pourquoi ne serait-il pas reconnu que le travail doit aussi apporter du plaisir ? Et en quoi le plaisir nuirait-il à l’efficacité ? Cet accomplissement, cette réconciliation de l’individu et de son assignation sociale nous semble plutôt être la garantie d’un investissement sincère et réflexif : on a plus à apporter à un travail qui nous apporte beaucoup, voire l’essentiel. On lui donne quelque chose, y compris de sa propre réflexion, ce qui est la recette des progrès collectifs.
Essayez, juste pour voir, de repenser l’organisation de travail où vous vivez en essayant d’équilibrer ces trois pôles : désir d’apprendre, désir de contrôler, plaisir. Même comme expérience de pensée, est-ce que ça ne change pas quelque ?
Evidemment, cette expérience de pensée –de pensée uniquement ! – doit vous transporter à bonne distance des CSP, work flow et autres lieux où l’agent n’est plus qu’un accessoire de la machine. Au fond, si l’on regarde les discours que l’on nous adresse depuis trop longtemps, on y voit comme une inspiration doloriste : il faut faire des efforts mais on sous-entend que les efforts font mal, qu’ils ne peuvent pas nous faire progresser comme individus. Le plaisir au travail ? Une grossièreté, ou pire… Nous avons vu dans la direction qu’a prise l’organisation municipale ces dernières années un passage en force de la technocratie, mot un peu vide qui recouvre ici l‘ignorance des savoirs de gestion. Peut-être au fond s’agissait-il avant tout, dans cette négation du plaisir au travail, d’un grand assaut de puritanisme.
Aurons-nous un jour le plaisir d’en parler avec vous, Madame la Maire ?
SARDAS (JC) Investissement subjectif au travail et développement de la polyvalence dans les nouvelles organisations Revue économique et sociale : bulletin de la Société d'EtudesEconomiques et Sociales59 (2001)
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